mercredi 11 mai 2011

كان اسمها سارة


J'arrive à Tanger et je prends un taxi pour me rendre chez une fille qui habite une rue étroite et montueuse dans le quartier européen dominé par la colline de la Casbah. Là où les lumières clignotent  et les ruelles bourdonnent.
Sur le chemin, on croise un groupe de filles en longues djellabas arpentant les trottoirs sous des enseignes au néon vantant une marque de soda américaine. Elles ont l'air si saintement lugubres et leurs yeux, ces yeux noirs, rien qu'eux, dans tout cet attirail d'une chasteté exemplaire, suffisent à allumer une flamme dans mon cœur et mon corps. Ça fait à peine quelques minutes que je viens d'arriver dans la ville et je sens déjà que je ne suis plus seul.

Pour être honnête, je connais pas vraiment la fille que je rejoins maintenant. Et pour aller encore plus au fond des choses, je dois avouer que le peu que je sais d'elle, je l'ai appris dans des billets qu'elle écrit sur le Net. En considérant encore que j'ai réussi à démêler le vrai du faux.
J'avais fait sa "rencontre" après avoir parlé à une pote de mon projet de m'installer à Tanger. Elle m'avait dit qu'elle connaissait une fille du coin qui bloguait pas mal. Du coup, j'avais commencé à la suivre au quotidien, osant un jour prendre le contact et la prévenant de mon arrivée imminente.

Je vous arrête tout de suite, c'était pas ce genre de rencontres virtuelles un peu désespérées que permettent Meetic ou Facebook, c'était vraiment autre chose, du moins je l'espère. A défaut de coup de cœur, j'avais eu une envie furieuse de la rencontrer. Et puis, ça tombait bien puisque je comptais m'installer dans son quartier.  
A vrai dire je savais pas même pas à quoi elle ressemblait, même si j'avais profité du voyage pour me l'imaginer. Je crois que, vers la fin, je m'étais décidé pour un mix de Bukowski et Sasha Grey. En espérant qu'elle ait la gouaille du premier et le physique de la seconde. Et pas l'inverse.

Une inscription qui me semble étrangement familière surplombe le seuil de sa porte. "Moé, kehtlét l'mhche". Me voilà arrivé et je lui fais enfin face, alors que le soleil décline peu à peu. Volontairement ou non, je reste caché dans l'ombre d'un palmier, comme si je n'osais pas encore me montrer tout entier devant elle. Elle se tient, elle, tranquille, sirotant son thé et jouant négligemment avec une mèche de ses cheveux.
Vous savez quoi ? En fait, j'ai pas vraiment envie de vous la décrire. Si vous voulez vraiment la rencontrer, vous savez maintenant où aller. En attendant, je la garde pour moi seul. Et puis, au fond, est-ce que c'est vraiment l'essentiel ? C'était pas tant sa gueule qui m'avait attiré que ses angoisses et ses crises existentielles… Tous ces coups de gueules qu'elle postait régulièrement, alternant, avec une rage égale et ce langage cru qui la caractérise, entre les mecs, le porno, la religion et les filles.

Je m'étais attendu à rencontrer une sorte de volcan en fusion, une fille qui bouillonnerait sous une masse de cheveux. Châtains les cheveux, j'aurais dit. Mais non, maintenant qu'elle me fait face, c'est tout le contraire, elle parait étrangement apaisée. C'est ce qui me frappe, ce contraste entre l'image que je me suis faite d'elle et celle qu'elle semble être vraiment. Bon, je suis pas naïf au point de pas savoir qu'on cristallise toujours énormément dans ce genre de situations, qu'on imagine toujours la personne comme on aimerait qu'elle soit, mais là, quand même. Je pensais avoir affaire à Louise, j'avais plutôt affaire à Thelma.
C'est pourquoi j'ai pas pu m'empêcher de lui dire qu'elle était plus posée en vrai que sur Internet. Sa réponse m'a cloué sur place, me rappelant à qui j'avais affaire.

"Ça ne m'étonne pas que tu penses ça. On m'a dit qu'il fallait que je passe toute ma vie à affirmer que je suis une salope, montrer mes seins et cacher mon coeur, ce genre de conneries..  J'ai beau vouloir chier une bonne fois pour toute mon passé bien élevé, j'y arrive pas. Alors du coup, parfois, ça part tellement en couille que ça vire à la diarrhée littéraire, la catharsis, c'est ça pour moi, exprimer les choses les plus ignobles que je puisse imaginer. Tu comprends ? L'attitude la plus visqueusement répugnante, la plus immonde possible. Tous les « putain » et les « je t'emmerde » que je balance dans mes textes sont autant de marches vers la rédemption. Quand j'aurais fini avec tout ça, je serai pure comme un ange. Je serai à la fois Marie et Marie-Madeleine. Vu ?"
Alors qu'elle dit ça, une pâle lueur blanche s'allume dans ses yeux. Quoique, d'une seconde à l'autre, j'ai l'impression qu'elle soit tout aussi capable de braquer un fusil sur ma tempe. Marie et Marie-Madeleine donc. Vu.

Toujours sur ce courant alternatif qui la caractérise, elle me propose de jouer aux cartes alors qu'elle prépare des boulettes de majoun, une confiserie qu'on fabrique avec du miel, des épices et du kif. Alors que je reviens dans sa chambre après avoir été cherché des épices, je la trouve figée, une carte collée sur le front, son regard mystique plongé dans mes yeux.

- On devrait tous avoir le droit d'utiliser son joker, au moins une fois dans sa vie. Qu'est-ce que t'en penses ? T'en ferais quoi toi ? Rétablir la paix dans le monde ou ce genre de conneries ?
- Je crois que je m'en servirais pour éviter de répondre à ce genre de question. Je lui ai répondu.
C'est tout ce qui m'est venu à l'esprit, c'est nul je le confesse, mais je vous mets au défi de trouver meilleure réponse à une question aussi soudaine qu'étrange. Et puis, maintenant que je suis là, ai-je vraiment besoin de quelque chose d'autre ?

De toute manière, ça importe peu car elle ne semble pas avoir attendu de réponse, continuant à malaxer dans ses mains les boulettes qu'on mâchonne ensuite, pendant des heures, en s'aidant de thé brulant pour les faire descendre. Je la regarde se lécher les doigts avec soin et gourmandise. Un geste aussi anodin que sensuel dans le confort indolent de sa chambre. Kat Onoma version Maghreb.
Au bout de deux heures de ce petit rituel, nos iris deviennent démesurés, noirs comme des billes d'onyx qui roulent sous nos sourcils alors qu'on fait les quatre cents pas dans la pièce. Brèche sensationnelle par où s'engouffre une foule de sensations colorées, depuis les mosaïques qui clairsèment sa chambre jusqu'au dernier halo de lumière qui darde à travers la persienne, dans un ballet de particules de poussières.

« It takes more than fucking someone you don't know to keep warm / Do you really think that for a house-beat you'll find your love in a hole ? » Comme un signe, la musique des Frightened Rabbit s'extirpe d'un transistor fatigué et se hisse à travers les rainures des murs décrépis. J'essaie de me raccrocher à chacune de ces paroles comme à une bouée de sauvetage qui doit m'éviter de me noyer sous la profusion de sentiments. Je me suis souvent reproché cette timidité maladive qui m'empêche de draguer, ces filles encore vives que je voudrais aimer. Pourtant cette fois, ce doute permanent m'a abandonné lorsqu'elle m'a rappelé, dans un murmure, que j'avais encore un joker à utiliser. Alors je l'ai rejoins dans son lit, juste pour la regarder lire à la lumière de la lampe de chevet, face aux fenêtres ouvertes du patio, à la mer qu'on entend soupirer et aux étoiles que l'on sniffe dans les caniveaux. 
Parfois, on n'a pas besoin de coucher avec une fille pour se tenir au chaud.

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