mercredi 26 février 2014

J'aime regarder cette fille



Je me suis retrouvé embarqué dans ce béguin comme un Bardamu qui s'escrime avec son barda dans les tranchées. Par ce genre de concours de circonstances qui te font te retrouver rue Tiquetonne, dans ce refuge pour oiseaux de nuit qu'est le Next, melting-pot bigarré où cohabitent indifféremment ceux qui érigent le col pelle à tarte en dogme vestimentaire et ceux qui cultivent leur petit style hipster urbain à coup de visites chez Citadium.

A peine le temps de poser mon manteau que je la vois émerger de la marée de corps qui aimantent la piste tout en déhanchements. Et c'est d'autant plus difficile pour moi de croiser ses yeux noisette que j'ai traversé la journée comme un zombie ; cloué au lit par une grippe qui laisse une dernière trace de son passage dans les cernes qui habillent mes globes oculaires. Et c'est d'autant plus difficile de soutenir ce regard que j'ai l'impression qu'il procède à un inventaire lorsqu'il se pose sur moi, alors que je commence à regretter amèrement un choix vestimentaire qui me paraissait audacieux quelques heures plus tôt, mais à peine supportable maintenant. Et c'est engoncé dans mon petit pull à rayures bleu marine et ma superficialité chronique (Pourquoi se mettre dans un tel état pour un pull ? Regarde comment ton coloc' est sapé) que je me résous à rejoindre l'assistance, prêt à adopter une stratégie qui à défaut de faire ses preuves m'a toujours rassuré : siroter le bar jusqu'à la dernière goutte.

Mais tous mes petits calculs sont mis à mal lorsque je me retrouve à commander quelques verres au comptoir et qu'elle est à moins de 30 centimètres de  moi, alors qu'il est bien trop tôt pour lui parler, même pas minuit rendez-vous compte, alors que je n'ai pas encore eu le temps de tabasser ma timidité chronique à coups de whisky. Et me voilà qui repense à Bardamu, à l'une des toutes premières scènes du "Voyage au bout de la nuit" où il se retrouve complètement paniqué, les balles qui sifflent entre les oreilles, aux côtés d'un colonel lui-même impassible. Ici, le danger vient moins des armes que des mots qu'elle prononce, des mots qui viennent, à leur tour, siffler entre mes oreilles. "Qu'est-ce que tu bois ?" Comment expliquer que la réponse à cette question tout ce qu'il y a de plus anodine se cramponne (un peu trop) longtemps à mes amygdales ? Entre nous, j'aimerais pouvoir invoquer la grippe qui m'a taquiné ces derniers jours et plaider un affaiblissement temporaire de mon système nerveux au point de me retrouver dans l'était d'esprit prostré qui précède tout mirage amoureux. Mais bon on n'est pas dans le Malade imaginaire et il s'agit de se prendre en main comme tout grand garçon qui se respecte. Alors au prix d'un effort qui me semble surhumain, je déglutis mon appréhension et  lui répond que je vais me laisser tenter par un whisky-canada dry. Comme je suis pudique, je vous épargne les quelques banalités qui ont suivi et je vous précise juste qu'elle a opté pour un whisky « on the rocks » et que, dans ce qui me semblait être sur le moment une bonne inspiration, je lui ai répondu que c'était classe, et trop rare, une fille qui buvait du whisky « on the rocks ». Et dans ce qui m'a semblé durer une éternité, elle a répété, dubitative, "classe et trop rare…" Séduction : 0 Misogynie : 1.

Le show continue et comme toujours il s'agit d'avoir l'air de s'amuser, d'être épanoui, joyeux, heureux, radieux et j'arrête là avant d'être à court d'épithètes. Alors je succombe à la tyrannie du cool et m'habille de mon plus beau sourire pour lui parler, vite, d'elle, de sa vie, de sa futur coloc' et de son déménagement qui s'annonce. Et je bois, encore, et j'essaye de voir le verre à moitié plein, alors que je trimballe continuellement mon verre à moitié vide. L'esprit qui s'accroche à la nécessité de calmer tout ça, calmer ce feu, cet incendie qui s'allume dans mon cœur et l'arroser d'alcool. Discuter. Avoir l'air confiant. Détendu. Blabla d'une petite dizaine de minutes. Juste le temps de réaliser, alors que je vois les types l'aborder avec une facilité déconcertante, que mon romantisme névrosé s'accommode mal de ce genre de conversations anodines, ces "small talks" comme disent les américains. Je suis même mauvais, disons-le carrément. Il y a elle, il y a moi mais j'ai peur d'un "nous". Et il y a mon coloc' qui me demande :

- Qu'est-ce que tu fous ? Arrête de la mater comme ça et va lui parler !
Et je m'entends lui répondre d'une voix blanche :
- Tu sais, le temps qui passe, la vie, font très bien ce genre de travail, rapprocher les gens, les séparer…
- Mais tu t'es mis combien de pintes dans la tête ???
Imperturbable :
- Moi je ne fais rien, je ne quitte jamais, on me quitte, je n'aborde jamais et on m'aborde.
- Pas souvent… 

C'est vrai. Pourtant je reste là statique, me contentant de regarder sans toucher. Je la vois, lascive, qui parle à ce mec col pelle à tarte (je vous le disais bien!) et je me noie dans les reflets des néons qui habillent sa peau d'une teinte mordorée, dernier vestige d'un été que mon imagination paresseuse lui fait passer sur une plage de Santorini, rapport à ses origines grecques. Je m'imagine passer minuit dans ses bras. Je la scrute : elle et son petit chignon qui rehaussent ses traits juste ce qu'il faut, elle et son petit haut noir échancré là où il faut... Elle et ce visage qui emprunte à Mila Kunis des pommettes apaches qui me font fondre sur place, le verre à la main et le cœur en bandoulière. Mais surtout je la vois qui donne son numéro au type dont je vous ai parlé plus tôt. Et je me surprends à prier de toutes mes forces pour que cette suite de 10 chiffres qu'elle vient de lui communiquer sonne tout sauf juste.

Dehors, alors que la nuit baisse son rideau de fer sur les paupières des derniers fêtards, mon coloc interrompt ma prière mutique et me dit qu'il est temps de partir. Alors que j'emballe mes regrets en même temps que je récupère mes affaires aux vestiaires, je la revois fendre la foule direction la sortie. Seule et habillée d'une simple veste d'été. Je me dis que je pourrais lui proposer mon blouson en cuir. Juste parce que j'ai envie qu'elle succombe au piège de la petite chose qui frissonne parce qu'elle a froid aux épaules. Ce qui, avec les sous-titres, signifie plus ou moins : "J'ai froid au vagin". Ce qui avec un peu de chance peut signifier que je pourrais passer le reste de la nuit dans ses bras. Mais je ne le fais pas. Peut-être une prochaine fois.