dimanche 1 décembre 2013

Baisers volés




Je l'avais retrouvée, yeux bleus azurs plongés dans un cocktail baptisé "Secousse", un mélange de jus de bissap, de vodka et concombre qui excite autant les papilles qu'il ne lui troublait la vue, à mesure qu'elle effectuait des aller-retour en direction du bar. Seule dans ce puit de lumière situé au détour d'une grande salle parsemée de fauteuils et autres objets chinés entre Berlin et Bamako, elle prenait les allures d'un phare vers lequel je ressentais le besoin irrépressible de venir me fracasser. Parce que, tu vois, il fallait absolument que je remédie à cette soirée d'anniversaire, il y a presque deux ans, où une fois salués les quelques amis présents et évités les excités à la Jagerbomb qui gueulaient la bouche grande ouverte, je n'avais pas su saisir le peu de courage que l'alcool me donnait pour venir lui parler. Me contentant par la suite de stalker sur Facebook les rares photos que son compte m'autorisait à regarder, alors que ses vacances romantiques à Rome me tapissaient la rétine d'un sentiment qui louvoyait entre l'envie et la jalousie. Disons-le nous franchement, j'ai toujours aimé les situations torturées. Mon petit côté Jay Gatsby des temps modernes sans doute. Le faste en moins. Et il faut bien admettre que je me suis souvent accroché à des possibilités de relation, dussé-je végéter loin des vagins et succomber aux détours de l'onanisme, dans l'attente d'une promesse qui, les jours passants, semblait de plus en plus illusoire. Plus crève-cœur que bourreau des cœurs quoi. En me disant qu'au pire j'en avais rien à branler des trucs de couples… Prêt à sceller mon destin amoureux d'une simple épitaphe : "Qui m'aime me suive". Quitte à traîner mon petit spleen dans les soirées en regardant tous ces couples se faire des smacks comme on en voit dans les "Z'amours".

Donc, comme je te dis, je l'ai enfin revue. Elle était un peu bourrée et ne nous en cachons pas, j'en ai sans doute profité. Je sentais que pas mal de barrières étaient tombées entre nous à coup de "Secousse", conscient que la partition est forcément plus facile à jouer dans ces cas-là. Et comme j'avais appris, entre temps, qu'elle était à nouveau "sur le marché", je n'avais aucun mal à comprendre ce que signifiaient ces regards qu'elle me jetait, parfois à la dérobée, souvent bien appuyés. Et je me disais que ces doigts qui s'attardaient sur mes épaules, parfois carrément sur mes fesses, alors qu'on avait commencé à discuter, étaient une invitation on ne peut plus explicite. Alors, je me suis dit qu'il était temps de donner une nouvelle impulsion à tout ça et je lui ai proposée d'aller au Rouge et, tu sais, là-bas ça puait les années 80, airs faussement blasés, lunettes écaillées, chevelure improbables et nanas qui te regardent comme pas possible parce que t'as dû oublier qu'aujourd'hui les pantalons se portaient en 7-8eme, chino de préférence et que ta mèche doit savamment rehaussé les traits de ton visage, plutôt que de venir s'échouer misérablement sur la ligne de ton front, aimantée par la sueur qui s'étiole de ton cuir chevelu. Mais bon tout ça je m'en foutais, c'était juste le temps de prendre un verre et d'en arriver à la conclusion qui s'imposait dès l'instant où j'avais posé les yeux sur elle. D'ailleurs elle m'a rapidement proposé d'aller chez elle et j'ai dit en rigolant qu'il me fallait vraiment une bonne raison pour partir en banlieue. Elle a hélé un taxi et j'ai suivi. Fallait croire que j'en avais une…  

Le taxi, le silence et elle, qui agrippe ma main avec une ferveur qui ne s'est pas démenti les 20 minutes qu'ont duré le trajet. A peine le temps de saluer le chauffeur, on est descendu une centaine de mètre avant d'arriver à destination parce qu'elle avait envie de se dégourdir les jambes et j'ai passé outre cette excentricité pour garder mon bras dans le bas de son dos, son visage balayé par les candélabres qui pissaient dans les rues de Clichy. Conscient qu'on n'était pas trop mal, deux oiseaux de nuits qui font brillonner le bleu qui bat dans leurs artères, le temps d'une danse qui s'est prolongée chez elle jusqu'au petit matin.

Une fois passées les quelques secondes qui m'ont permis au réveil de reconstituer le fil de la soirée, je pose mon regard hors du lit et la vois, en culotte, qui me tourne le dos. Elle se rhabille nerveusement, dans ce relent de pudeur qui suit souvent les rencontres d'un soir, quand chacun essaye de rassembler le plus rapidement possible les vêtements éparpillés aux quatre coins de la pièce alors qu’ivresse rimait encore avec fesses. Elle me sourit et me dit « Ca va ? ». Et je lui réponds tout simplement « Ca va ». Plutôt content qu'aucun malaise ne subsiste entre nous, parce qu'elle n'a pas ressenti, pas plus que moi d'ailleurs, le besoin de prétexter un déjeuner, pour s'éclipser. Cartes sur table. Et j'ai à ce point les coudées franches que quand elle me propose de petit-déjeuner, je repense à cette scène de "Baisers volés" où Christine explique à Antoine comment beurrer les tartines sans les casser. "Je t'apprendrai tout ce que je sais, par exemple le coup de la biscotte et puis toi, en échange, tu m'apprendras ce que tu sais, hein ?" Et là, sous le regard amusé des deux poissons rouges avec lesquels elle partage le salon, je suis pas loin de me dire que j'aimerais moi-même lui apprendre quelque chose dont elle se souviendrait toujours. Sans pour autant trop savoir quoi. Conscient néanmoins que j'ai toute la matinée pour y penser. Car elle vient tout juste de me proposer de regagner la couette. Ca va.