mardi 18 janvier 2011

Ma toute première fois



On se rappelle tous de notre première fois. Quand bien même on était complètement arraché au moment où cela se passait... Le moment est suffisamment marquant pour survivre aux affres de l'oubli éthylique. On s'y prépare toujours mentalement avant aussi. Avec toute l'appréhension que l'imminence d'un tel événement peut susciter. Moi je dois avouer que je m'en rappelle comme si c'était hier. C'était un beau jour d'été à Paris. On avait emménagé depuis peu avec mes parents dans un 20ème qui n'était pas encore le coin bobo qu'il est aujourd'hui. On quittait alors le 15ème qui était lui par contre déjà aussi coincé qu'aujourd'hui.

J'avais 16 ans depuis quelques mois et tout l'enthousiasme qui allait avec cet âge là. Et puis c'était les vacances.... Je me rappelle m'être levé assez tôt, réveillé par la chaleur qui s'instillait déjà dans ma chambre récemment peinte. Après avoir ingurgité mon petit-déj, j'étais allé flâner dans mes spots habituels. Errant le long du canal Saint-Martin. Profitant de cette chaleur âpre qui était par moment balayée par une brise humide provenant du rivage.

Quelques jours plus tôt j'avais enfin réussi à convaincre Anna une fille qui faisait partie de la bande avec laquelle je trainais alors, de passer une soirée avec moi. Rien qu'avec moi et pas avec tous ces tocards qui passaient leur temps à vouloir l'impressionner, pendant que je m'escrimais à faire le type qui n'en avait rien à foutre d'elle. J'avais lu ça quelque part. Dans un magazine de mon père qui décryptait les raisons pour lesquelles les nanas étaient attirées par les mecs qui leur étaient indifférents. Cette lecture s'était résumée en une punchline, un credo : "Montre lui du dédain, elle n'en aura que plus envie de toi".
Malheureusement j'avais du loupé un passage car au bout de quelques mois et après qu'elle ait déjà choppé trois de mes potes plus entreprenants, j'en venais au constat qu'une telle posture était pour le moins inefficace. Et me décidais donc à passer à l'attaque.

Je dois avouer qu'à l'époque ma conception d'une bonne soirée se résumait à boire une bouteille de vin et mater un film! Si jeune et si bobo. Tout ça pour dire que j'avais proposé que l'on se retrouve à la diffusion en plein air de "Control", le film sur Ian Curtis le frontman du trop éphémère groupe Joy Division. Dieu sait que les années 80 ont été à chier musicalement et la disparition subite de Curtis en 80 y est sûrement pour beaucoup.

Je vous entends déjà. Vous me direz : "Mais mon garçon, c'est quoi ce programme pour un premier rencard ? Un film sur un mec dépressif qui se suicide ? Et puis quoi ensuite ? Rencard au Père Lachaise pour honorer la mémoire de Jim Morrison avant de sanctifier un amour éternel en sautant du balcon de l'appart de tes parents ?" Peut-être et alors. Que celui qui n'a jamais été un tant soit peu emo durant son adolescence me jette le premier cachet de Xanax. Et je n'inclue même pas dans le lot tous les fans de cette escroquerie que fût Tokyo Hotel.

D-day comme dirait les alliés. Le soldat Ryan est fin prêt à dégoupiller. Moi aussi je vais avoir droit à mon débarquement.

Je l'attends déjà. Je suis venu en avance. Une habitude un peu stupide que je cultive pour tous mes premiers rendez-vous. Certains préfèrent arriver à la bourre pour se donner une contenance, moi j'aime bien m'imprégner des lieux. Et puis comme ça, c'est un peu comme si je jouais à domicile...
Trocadero et sa troupe de breakdanceurs puis le Champs de Mars. L'air est empli d'une odeur d'herbe fraichement coupée. Ca me rappelle la campagne et ces étés que je passais chez mes grand parents, affalé dans les champs, la tête tournée vers le ciel, à regarder passer les nuages avec pour seul background sonore le bêlement des brebis de mon oncle. C'est toujours mieux que les beats et hurlements sonores qui émergent de ces chaînes hifis portatives sur lesquels les danseurs rivalisent de souplesse.

A mesure que le soleil décline, le ciel s'embrase dans une teinte orangée. Alors que je l'aperçois au loin, je me plonge subitement dans la lecture du bouquin que j'ai amené avec moi, en prenant mon air le plus concentré possible. "Le soleil se lève aussi", Hemingway. Poseur que je suis ahahaha.
Elle porte un jean et une blouse liberty. Un sac est posé à côté d'elle. Evidemment c'est cette saleté de Longchamp que toutes les midinettes entre 16 et 20 ont avec elles. Dixit le type qui porte des converses comme 80 % de ses camarades. Je contemple l'objet du délit, avachi sur l'herbe. Un Oops où Audrey nous raconte comment elle a rencontré l'homme de sa vie à une pasta party et un bouquin de Marcuse qui s'escrime à expliquer quelles sont les différences entre la théorie telle qu'énoncée par Marx et son application par Staline and co, se battent en duel. Vous parlez d'un grand écart intellectuel... Au moins le type qui joue la carte intello à fond prendra soin de cacher son France Football lui !

J'engage la discussion et ô surprise elle embraye... Comme quoi c'est pas si dur de discuter en tête à tête avec une fille. Bon ça avait peut-être un rapport avec le fait que j'ai omis de vous préciser qu'entre ma petite flânerie et mon arrivée à Troca, j'avais été éclusé quelques verres avec mon pote Ben, en attendant. Ce type était aussi naze que moi, si ce n'est plus, avec les nanas mais était en revanche au top pour tout ce qui avait trait aux stupéfiants, béquilles chimiques et autres alcools. Autant être honnête tout de suite, je suis clairement le genre de mec qui picole pour se donner une contenance et un semblant de spiritualité. On pourrait mettre ça sur le compte de l'adolescence et du manque d'assurance qui va avec mais malheureusement cette habitude est tenace et n'est jamais vraiment partie en grandissant. Si vous ne l'avez pas encore fait jetez-moi enfin ce cacheton de Xanax...

L'écran qui crépite nous rappelle que nous discutons depuis déjà une heure. Sourires amusés. J'ouvre la bouteille de rouge que j'ai ramené du Monop'. Mes mouvements commencent à être de plus en plus maladroits. Je me dis que j'ai peut-être abusé plus tôt mais me rassure en me disant qu'elle n'a rien remarqué. Le film commence. Premières gorgées en tête à tête. La chaleur de l'alcool s'engouffre dans nos corps.

Il y a quelque chose de prophétique dans son regard. Je sais pas si c'était l'alcool qui me faisait miroiter ce genre de choses (bien que j'en sois a posteriori quasiment certain), mais toujours est-il qu'à cet instant précis, je vois un avenir pour nous dans ces yeux vert clair. Dans un premier acte de bravoure éthylique, je pars à la rencontre de ses lèvres humectées de vin. Je me sens enfin bien. Bienvenue à la maison petit.
C'est cliché mais j'ai envie que ce moment dure à jamais. J'ai envie de toute oublier et de me lover dans ses bras. Je sais bien que la coutume veut que le mec soit le protecteur, que la nana puisse trouver une épaule sur laquelle se réconforter mais moi en l'occurrence j'ai juste envie de m'abandonner, de me laisser aller, « enjoy the moment » comme dirait les américains. Pour éviter ces lendemains qui déchantent et surtout ne jamais dégriser. Je suis bien.

Mes lèvres quittent cet amarrage humide et mes yeux se concentrent de nouveaux sur le film. Sourires gênés. Un anneau à l'annulaire de Curtis qui interprète « Lost control » m'interpelle. Je crois bien que c'est la première fois que je vois une alliance orner le doigt d'un rocker et dois même avouer que c'est un peu ce qui m'attirait aussi chez Curtis. Rendez-vous compte, le mec s'est marié à 17 piges, a rencontré peu de temps après celle qui je pense a été l'amour se sa brève vie et malgré ça n'a jamais pu casser avec sa vieille. Tiraillé entre deux filles, il n'a jamais vraiment pu se résoudre à choisir. Jusqu'à la fin...
Et puis une chose qui restera à jamais gravé dans l'esprit de l'ado que j'étais alors, c'est cette danse d'épileptique qui restera à vie sa marque de fabrique. N'importe quel mec qui se serait risqué à de tels pas de danses aurait eu l'air totalement ridicule mais lui... Une telle classe. Un sentiment d'insécurité, un charisme, le tout étroitement lié à cette d'épilepsie qui le marquait depuis le plus jeune âge. En bref un cocktail détonnant qui séduisait irrémédiablement n'importe quel jeune de mon âge.

De plus en plus alangui par les effets de l'alcool, je me désintéresse carrément du film (après tout l'histoire m'a montré comment ça se finit) et me niche dans le creux des épaules d'Anna, embrassant tendrement son cou sucré. Je me rends compte qu'elle tremble sans pour autant savoir s'il faut mettre ça sur le compte de l'émotion ou de la brise qui vient de se lever. Après tout, peut-être est-elle aussi stressée que moi. Peut-être qu'elle aussi, elle a passé la journée à se figurer ce qui allait se passer ce soir, qu'elle a revêtu cette blouse liberty en se disant que ce serait ce soir ou jamais. Novice et craintive...
On aborde tous cette première fois de façon égoïste, plus soucieux que nous sommes de notre sort que celui de notre partenaire. C'était mon cas c'est certain mais je ne pouvais pas dire si c'était le sien.

Le mouvement de foule naissant me sort de ma torpeur. Le générique de fin clôt le ban. Dans un regard entendu, nous décidons de terminer la soirée chez elle. Enfin pour être précis, je dois reconnaître que, vu mon état de plus en plus léthargique, tout le crédit d'une telle décision lui revient. A partir de cet instant, je ne me contente plus que de suivre l'amour. Et puis, comme si dans un ultime coup de pouce, le destin s'était enfin décidé à me donner ma chance, à me permettre de goûter au fruit défendu, elle m'apprend que ces parents sont en vacances. Haïti ou je ne sais où. Qu'importe pourvu qu'ils soient à des milliers de kilomètres de nous.

Les stations de métros s'égrènent avant même que je n'ai le temps de prononcer leur nom. On pénètre dans un immeuble haussmanien alors que je m'accroche à sa main comme à une bouée de sauvetage. Elle me propose un verre de whisky que je ne peux refuser. Alors que sans doute je le devrais. Je suis définitivement et irrémédiablement saoûl et dois bien m'y reprendre à deux où trois fois avant de réussir à lire les paroles du vinyle de Joy Division qu'elle vient de mettre dans les mains. "Love will tear us apart, un vestige de la jeunesse rock de son père", me dit-elle amusée. Elle aussi elle boit d'ailleurs, pas tant pour se donner une contenance que pour se rassurer. Du moins c'est l'impression floue que j'ai sur le moment.

"When the routine bites hard / And ambitions are low…"

Je me décide enfin à agir et avec l'enthousiasme du jeune puceau que je suis encore mais que je n'espère bientôt plus être, je me jette littéralement sur elle. Mes mains sont guidées par un aimant invisible. Celle de droite s'agrippe directement à sa fesse gauche quand sa comparse fond sur le sein droit. Une position que m'avait enseignée un pote bien intentionné et que je m'astreins dès lors à garder. Le soldat Ryan ne rend pas les armes si facilement.
Alors que je pétris cette chaire douce avec un enthousiasme que ne renierait pas mon oncle boulanger, j'en profite pour faire une nouvelle incursion dans sa bouche. Toujours ce même goût. Sucré et alcoolisé. Et moi, au milieu de tout ça, au nirvana, mon cœur balloté au rythme de ses respirations saccadées.

"And were changing our ways / Taking different roads / Then love, love will tear us apart again"

Quelle résignation quand même dans ces paroles, me dis-je entre deux coups de langues. OK la vie amoureuse du type a été un désastre mais ce n'est pas pour autant qu'il doit porter le mauvais œil à tous ces congénères.
Alors, transcendé par une audace qui m'a fait arrivé ce soir plus loin que je n'ai jamais été, je me sens investi d'une mission. J'ai envie de prouver à Ian que l'amour ne va pas forcément nous déchirer et me fais le serment de lui prouver dès ce soir qu'il a tort. En couchant avec Anna.
Love won't tear us apart again. L'amour peut sublimer le quotidien MOROSE, LA ROUTINE DES JOURS MORNES ET ......................

Oops. Alors que la musique s'arrête brutalement, je me rends compte que dans un ultime geste desespéré, en voulant ménager ma douce et tendre, je viens de vomir sur le microsillon. Regards atterrés. Cette fragilité que j'avais entrevue plus tôt chez Anna laisse subitement place à de l'incrédulité.

Désolé Ian mais je crois que ça devra attendre un autre jour. Ce soir là, à défaut de première baise, j'ai dû me contenter de ma première cuite.
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Je crois que j'ai un peu tout dit sur mon ressenti par rapport à Ian Curtis qui est un type que j'admire par dessus tout. Un des derniers romantiques mais aussi un mec qui a simplement été dépassé par l'engouement qu'il a suscité. Un dépressif esquinté par des traitements alors pas toujours efficaces. Un mec avec un charisme fou, qui même dans des vêtements bien trop grands pour lui n'en avait pas moins un classe folle. Un type possédé qui remuait sa carcasse dans tous les sens, un type qui a écris quelques uns des plus beaux textes d'amour. Quand bien même cet amour se finissait mal...

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