Je me rappelle encore la première
fois que je l'ai aperçue. On venait à peine de reprendre les cours. Dans
sa robe blanche à pois bleus et à col claudine, Elisa avait un petit air de
Catherine Deneuve époque Demoiselles de Rochefort, une mèche blonde en
permanence collée à son front, sous l'effet de la transpiration et de ses
courses effrénées. Déjà à l'époque, elle préférait la compagnie de garçons
qu'elle laissait rarement indifférents d'ailleurs. Et déjà elle avait ce regard
doux mais sûr d'elle, un regard qui inspirait un mélange de crainte et
d'admiration, un regard qui me faisait inexorablement baisser la tête et
bafouiller des excuses confuses, quoique j'aie pu faire.
Je ne comptais plus les cours passés
ensemble ou les fois où je me retournais vers elle, pas très discrètement il
faut bien l'avouer, juste pour m'assurer de sa présence, comme si elle menaçait
de disparaître à tout moment. Les heures où je ne la voyais pas n'étaient pas
un problème car je les passais à l'imaginer avec moi. Dans ma chambre, sautant
d'un rêve à l'autre, je me voyais la sauver d'un loubard qui l'aurait attaquée au détour d'une ruelle sombre avant de lui prendre la main et de monter dans le
premier train ou bateau venu pour quitter ce monde trop adulte, trop
oppressant. Dans les moments les plus pénibles de mon existence, je n'avais
qu'à visualiser ce sourire innocent pour pouvoir avancer encore quelques
kilomètres et surmonter les barrières les plus grandes. Avec elle à mes côtés,
je sentais que rien ne m'était impossible… A part peut-être lui parler.
A mes potes qui me disaient
"laisse tomber les filles", comme les émules de France Gall qu'ils étaient alors,
je ne pouvais opposer que le silence du mec incompris. A ma mère qui
essayait de comprendre l'origine de mon chagrin, je répondais par un haussement
de sourcil typique de celui qui veut couper le cordon ombilical qui
l'emprisonne depuis trop longtemps. Faute d'alternative ou d'aîné vers qui me
tourner, j'avais pris conseil auprès du dernier interlocuteur de la maison, mon
père, qui, manifestement peu satisfait que je le tire de sa sieste, avait émis dans
un grognement que j'étais vraiment con de me poser tant de questions, qu'il
suffisait que je tente ma chance comme il l'avait fait lui-même avec ma mère. Même si je trouvais l'argumentation un peu
légère, conscient que la psychologie n'avait jamais été son fort, je m'étais
tout de même résolu à aborder Elisa le lendemain même. Si je ne le faisais pas
pour moi, au moins devais-je le faire pour mon père et ne pas être le con de
l'histoire.
Le pas chancelant, je m'étais
approché d'elle alors qu'elle s'était plantée seule, sur un banc. Comme
d'habitude, elle avait le visage humide mais ce n'était cette fois pas la
transpiration qui en était la raison sinon les larmes qui s'étiolaient de ses beaux yeux vert clair et perlaient avec constance le long de sa joue. Je savais que
seul un garçon pouvait être la cause d'un tel désarroi et me doutait aussi que ça
ne pouvait pas être moi. Je me rappelle avoir eu un moment de recul mais, porté
par les mots de mon père qui résonnaient une dernière fois dans mon crâne,
j'avais quand même trouvé la force de sortir un mouchoir de ma poche et de le
lui tendre. Un geste inconsidéré que j'ai regretté sitôt mes yeux poignardés
par ce regard d'autant plus fier que la situation était triste. Sans un mot
pour moi, elle s'est levée, essuyant ses larmes avec le revers de sa robe et
s'éloignant de manière très théâtrale, vous savez comme dans ces films où la
fille quitte un héros dépité, les images tournent en slow motion et une petite
musique lancinante vous fait prendre la mesure du désarroi du type. A ce moment-là, c'était le Femme Fatale
du Velvet qui ronronnait dans ma tête.
J'avais 8 ans et je venais de me
rendre compte qu'il vaut parfois peut-être mieux se sentir con que terriblement
triste.
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Une pensée pour Nico, une fille qui, même ravagée, réussissait à garder un charme innocent, des pupilles littéralement bouffées par l'héro et un regard effrayant dans lequel on aimait se noyer alors qu'elle minaudait, un peu mystique, énormément défoncée, les paroles écrites par Lou Reed. Et puis, elle nous a quand même donné un des plus beaux album du Velvet (avec le Whight Light, White Heat faut pas déconner). Une femme fatale quoi.
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