dimanche 12 décembre 2010

Dans ta chambre

Me voila dans ta chambre. On fume des clopes alors que l'éclairage de ton néon grésillant se reflète dans un halo de lumière et de fumée. Les posters défraichis des Bowie et autres Lou Reed me font réaliser que ça doit bien faire une dizaine d'années que je ne suis pas revenu ici. Et pourtant on parle, comme si de rien n'était. C'est vrai qu'on en a partagé des fous-rires sur ce lit. Des larmes aussi, il faut bien l'avouer. Je me rappelle ton premier chagrin d'amour. Inconsolable, tu étais restées cloitrée pendant trois jours dans ta chambre et j'avais du ruser pour réussir à entrer dans ta tanière. Je crois que c'est mon regard apitoyé qui avait réussi à amadouer ta mère à qui tu avais pourtant donné des consignes strictes. A moins que je n'aie réussi à entrer par la persienne de ta chambre, je ne me rappelle plus trop en fait. Les histoires se confondent. Il nous en est arrivé tellement de choses dans le confort exigu de ta chambre d'adolescente.

Ce soir encore une fois c'est une déception amoureuse qui nous rassemble. Tu as décidé de divorcer après 5 ans de mariages et un gosse. Je t'ai pas caché que si ton appel m'avait surpris, il ne m'en avait pas moins fait plaisir.

- "Pourquoi moi ?"
- "Et pourquoi pas", m'avais-tu répondu, retrouvant ta candeur de jeune fille.

J'essaie de te rassurer en mettant en perspective la richesse de ton histoire sentimentale avec la vacuité de la mienne. On parle aussi... De tout et de rien. J'ai l'impression de retrouver un peu de notre jeunesse, à l'époque où nous étions tellement inséparables que les gens nous taquinaient. Il ne se passait pas un déjeuner sans que mon père me demande de tes nouvelles, un sourire aux coins des lèvres. Moi je m'en foutais de ce que pouvait dire les autres et c'était la même chose pour toi. On vivait notre vie comme aimaient à le répéter les ados un peu bravaches que nous étions alors.

Enfin détendu, je m'affaisse nonchalamment sur ton lit alors que ta chevelure abondante s'est délicatement nichée au creux de mon ventre. En nous regardant ainsi installés, je pense à cette scène du "Mépris" de Godard où Bardot, allongée sur le lit, demande à Michel Piccoli de sa voix flûtée et langoureuse : "Tu les trouves jolies mes fesses ?". Mais le parallèle s'arrête là, notre discussion est d'un tout autre ordre... Et toi tu n'es pas toute nue. D'ailleurs je me rends compte que tu portes ce pull de laine orange que je t'avais offert un Noël et m'amuse de cette coïncidence. Je me rappelle t'avoir dit qu'il se mariait bien avec ton teint. Ce teint laiteux dont j'avais pris l'habitude de me moquer gentiment lorsque que tu revenais de la plage couverte de coups de soleils.

Un bouquin poussiéreux de Sylvia Plath, calé depuis ce qui semble être une éternité sur ta table de nuit, me remémore ces discussions interminables que nous pouvions avoir. Sur ton cheval de bataille donc, la place des nanas dans la société... Mais aussi sur des sujets plus légers comme les embrouilles entre les Stones. En fait tout était prétexte à débat entre nous et c'est peut être ce qui faisait le succès de notre relation platonique. Dans notre délire adolescent, on se voyait un peu comme les Sartre et Beauvoir des temps modernes. Tes incisives légèrement avancées, mais non moins charmantes, justifiaient même ce surnom de Castor que Sartre avait accolé à Beauvoir. On partageait tout, depuis nos problèmes familiaux jusqu'à nos déceptions amoureuses. On fumait les gauloises de ta mère et parfois même nous autorisions-nous quelques larmes du scotch de ton père, enivrés que nous étions, par le frisson du danger... On était jeunes. Qu'est ce qui a donc pu nous arriver ? C'est vrai que mon rythme de vie dissolu m'a fatalement éloigné de toi, plus préoccupée que tu étais par ta nouvelle vie de famille. Et puis ?

- "Dis ça t'arrive de penser à nous ?", me demandes-tu.
- "Oui bien sûr. C'est même ce que je fais à l'instant, je me demande comment on a fait pour se perdre de vue."
- "Mais non pas comme ça...."
- "Comment alors ?"

Mais à peine ai-je achevé ma phrase que je comprends ce que tu entends par là. Tu esquisses un sourire. Une petite ride que je n'avais jusque là pas remarquée s'échappe de la commissure de tes lèvres, me rappelant que le temps a bien passé. Tu replaces l'une de tes mèches blondes derrière l'oreille. Un geste que je t'ai vu faire des milliers de fois lorsque tu voulais masquer ta gêne. A ceci près que jusqu'à présent, je n'en étais jamais la cause.

- "Oublie ce que j'ai dit, je commence à être soûle."

Ta voix s'éteint dans un souffle alors que cette allusion à peine voilée réveille en moi quelque chose. Pourquoi moi ? Et pourquoi pas.

Nous continuons à discuter toute la nuit, reprenant tout naturellement le fil d'une conversation interrompue il y a de ça des années. Au fil de la discussion et à mesure que je te regarde, je me rends compte que quelque chose à changer. Je me rends compte que je commence à faire des efforts pour te paraitre spirituel. Chacune de mes phrases fait au préalable l'objet d'une intense réflexion, chaque mot est choisi avec soin. Si j'ai envie de te prouver que je suis toujours le même, j'ai aussi envie que tu me considères enfin différemment... Ah le paradoxe des sentiments amoureux... Car oui, c'est bien de ça qu'il s'agit. Ça me paraît maintenant évident.

Dans cette séquence du "Mépris", Bardot concluait, mi-interrogative mi-langoureuse, "Donc tu m'aimes totalement". Piccoli lui répondant : "Oui, je t'aime totalement, tendrement, tragiquement." Je me dis que pour nous le bonheur est encore possible et qu'après tout, peut-être que moi aussi je peux t'aimer. Tout simplement.

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Cette scène où l'on voit Bardot (en qui on a d'ailleurs du mal à reconnaître la vieille rombière qu'elle est devenue aujourd'hui) affaissée nue sur Michel Piccoli a été imposée à Godard par une production qui misait alors beaucoup sur la starlette et ne comprenait donc pas qu'elle n'apparaisse pas nue au moins une fois au montage. En conjuguant nudité et poésie, celui-ci aura donc réussi le tour de force de réaliser une scène qui ravit, et le satyre et l'esthète qui sommeillent en chacun de nous !

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