"Et toi comment ça va",
elle me demande. Le genre de question ouverte qui a en temps normal le
chic pour me mettre mal à l'aise. Parce que j'arrive à parler bien
de tout, sauf de moi. Parce que j'oublie volontairement l'anecdotique
et élude ce qui me semble relever du détail, préférant me
concentrer sur les très grandes lignes, de peur de
soûler l'autre... Et j'élague tellement que j'en arrive, le plus
souvent, à une réponse qui se résume à un "ça va bien et
toi ?" des plus laconiques. Une concision que mes
interlocuteurs assimilent au mieux à de la paresse. Du désintérêt,
au pire.
Mais pas cette fois. Il faut
dire que mes récentes déboires m'avaient donné de quoi squatter le
temps de parole allègrement et saupoudrer la discussion des détails
chocs de mon accident de voiture. Des détails dont j’espérais
qu'ils réussiraient à provoquer cette petite moue que j'avais
décelée chez elle, dès le premier jour de notre rencontre dans un
bar tropical du 11eme. Ces lèvres scellées qui s'étiraient vers la
gauche de sa bouche dans un mouvement d'incrédulité aussi sensuel
qu'innocent. Un alanguissement qu'elle concluait le plus souvent par
un petit gloussement, un rire nerveux qui faisait sautiller jusqu'à
sa frange et la choucroute de cheveux qui couronnait le sommet de son
crâne.
Alors je lui raconte comment
j'avais été surpris par la patience du cerveau humain, étendu sur
mon brancard dans le hall des urgences d'un bled de Picardie, comme
un personnage de Buzzati qui attend dans le désert des tartares des hostilités
qui ne viendront jamais. Fixant pendant plusieurs heures ce plafond
maculé de tâches, seul écran qui s'offrait au mec alité que
j'étais. Accompagnant religieusement les révulsions de ce mouton de
poussière qui s'agitait dans un coin et dans une cadence qui
restera, longtemps après, encore ancrée dans mes synapses.
Et puis je lui dis que j'ai
beaucoup pensé, aussi, à mesure que le temps se dilatait. A mon
grand-père décédé il y a quelques mois, alors que les
septuagénaires accidentés des maisons de retraite défilaient aux
urgences dans un bal de brancards que les infirmiers pilotaient
mécaniquement. Le naufrage de la vieillesse et l'indifférence de la
jeunesse.
A elle aussi bien sûr. A cet
alignement soudain des planètes qui nous avait fait nous rencontrer dans des circonstances étonnantes, alors qu'elle habitait maintenant
un appart' paumé dans le 15eme. Elle qui avait pourtant passé des
années comme ma voisine de quartier, me donnant quelques trop rares
matins, le loisir de la lorgner du coin de l’œil dans le métro.
Sans que je me donne pour autant la peine, ou soyons honnête, le courage,
de lui adresser la parole.
A notre premier rencard du côté
de la Butte aux Cailles. Les verres qui s’enchaînaient sans que je
puisse me décider à esquisser une avance. A cet instant où je lui
détaillais cette pub pour Lacoste que vous avez sans doute tous vus,
quand le mec emballe la fille sur fond de Disclosure. Parce que j'avais moi aussi à ce point le vertige que j'envisageais, une fraction de seconde, d'aller vraiment au bout de ma démonstration, alors que je mimais la
posture du gars qui se lance à l'assaut de la bouche de la fille à peine sa main agrippée. Tout juste retenu au
bord du précipice par la peur qu'elle me rie au nez.
A mon retour dans le 20eme,
après l'avoir déposée chez elle d'une bise tout ce qu'il y a de
plus chaste et à ce parapluie "magique" qu'elle avait
laissé à l'arrière du taxi, dont les rayures blanches sur fond bleu
marine épousaient une teinte rose à mesure que les gouttes de pluie en
battaient la toile. Au sens que j'essayais de donner à cet oubli,
forcément un acte manqué me disais-je, et au polochon que j'avais
agrippé furieusement, tombant de fatigue et d'impuissance sur mon
lit. A John Fante pour lequel on partageait la même admiration et
qui dans "Demande à la poussière", maudit à
l'identique et sur sa couche, un échec retentissant avec son
obsession mexicaine Camilla.
A ces jours chaotiques qui
avaient émaillé notre relation. Elle qui souffle le chaud et le
froid, passant la nuit avec moi pour mieux me quitter d'une petite tape
amicale. A l'alcool et aux réverbères qui noyaient son visage de
lumière le soir où elle m'avait enfin fait monté chez elle. A
peine le temps de grimper jusqu'au dernier étage de son immeuble et
goûter ensemble à ce bout de Tour Eiffel illuminée dont je me
disais par coquetterie qu'elle le gardait, jusque-là, pour elle
seule.
Aux longues secondes qui s'en
étaient suivies sans qu'aucun de nous deux ne ressente le besoin de
parler. A la pensée sirupeuse qui s'était nichée dans un coin de
ma tête, alors que je poussais l'audace jusqu'à l'agripper par la
taille et faire surgir, un instant, le cliché du couple un peu
cul-cul qui mate Paris avec l'aplomb des sentiments à peine éclos.
Au point final qu'elle avait
dicté, dans la chaleur douce-amère d'un soir d'été, par un texto
fleuve qui m'expliquait par a + b que ce n'était pas moi, c'était
elle. Que les circonstances... Que c'était encore trop frais pour
elle... Qu'elle avait besoin de se reconstruire... Qu'elle était
vraiment nulle et s'en voulait. A tous ces innombrables messages que
j'ai écrit, les semaines qui ont suivi... sans jamais me décider à
les lui envoyer. Plus pour m'occuper l'esprit qu'autre chose. Au
sentiment d'inachevé qui tartine désormais chacune de mes journées
passées sans elle.
Elle, d'habitude si loquace, ne
dit pas un mot. Elle se contente désormais de planter ses pics de
forage, ses yeux à la couleur indéfinissable, dans les miens. Elle
me regarde avec bienveillance et écoute religieusement la prière
que je lui adresse. Cet Ave Maria qui est d'ailleurs le nom du bar
dans lequel nous nous sommes rencontrés. Mais mon propos se perd peu à
peu dans le bourdonnement de la salle, les verres tintent et les voix
s'élèvent, alors qu'elle s'éloigne subitement, sans dire un mot et
dans un puits de lumière. Phare vers lequel les échos de mes mots viennent désormais se fracasser.
Elle me dit que tout va bien,
que tout s'est bien passé. Elle m'agrippe la main. Ou plutôt, on me
dit que tout va bien, que tout s'est bien passé. Et on m'agrippe la
main. On me dit aussi qu'on va m'amener en salle de repos, le temps
de me remettre de l'opération. Quelques heures. Le temps sans doute que son visage se dissipe dans
le brouillard des anesthésiants, sans que je n'y puisse rien... Mais qu'importe car je me
promets que dès que je serai remis sur pied, j'irai lui parler.