mercredi 14 septembre 2011

C'est pas elles, c'est nous



Il se sent comme Noé sous le déluge, sans son zoo. Juste un pauvre type qui conduit sous des trombes d'eau, seul. L'émule de Robert de Niro, dans Taxi Driver, qui prie pour une seul chose, que l'averse torrentielle balaye un bon coup tout ce que sa vie compte de merde. Il regarde dans le rétroviseur intérieur de sa caisse et n'aime pas ce qu'il voit. De la tristesse et de l'amertume, voilà. Il sent la voiture s'échapper un peu plus à chaque coup de volant... Et ses nerfs et son âme avec.  Il se sent comme le cavalier qui perd peu à peu sa tête et dont la course sans fin, plongé dans la noirceur de la nuit et de ses doutes, ne peut être interrompue que par une seule chose, cette chose qui commence par un m majuscule et qui vous enveloppe sous son lourd manteau.

Il ravale ces paroles qu'elle lui a balancées à la gueule comme un chiot qu'on jette à la flotte, pour en finir une bonne fois pour toute. Il se les répète inlassablement, changeant le rythme et la tonalité de sa voix comme pour mieux s'en imprégner. Ces paroles qui semblent s'attarder sur sa langue râpeuse avant de traverser sa gorge, comme un couteau qu'on prend plaisir à remuer dans une plaie. Il est envahi par le tumulte des excuses de cette fille qu'il a tant aimée et sur le point de se noyer sous le flot des "C'est pas toi, c'est moi." Cette excuse fadasse que l'on ressert aux nanas ou aux mecs avec qui l'on casse, pour lesquels on ne ressent absolument plus rien et qui, par conséquent, ne méritent rien de mieux que les clichés habituels. Il savait bien qu'il y avait forcément quelque chose qui expliquait cette décision brutale. Au moins méritait-il de l'entendre.
C'est peut-être ça qui l'attriste le plus au final, le peu de considérations et d'efforts qu'Anna a mis dans leur rupture. Si elle avait éprouvé un soupçon de sentiments à son égard, elle lui aurait peut-être même menti, nourrissant son côté romantique, lui disant qu'elle le quittait pour un autre. Las il aurait pu essayer de retrouver le type pour lui casser la gueule et essayer de passer à autre chose, ou se laisser dépérir sur un canapé. Les alternatives auraient été nombreuses mais maintenant que lui reste-t-il ? Sans questions auxquelles répondre, difficile de trouver des réponses.
En fait, elle le laisse admirer sa miséricorde une dernière fois, "c'est pas elle, c'est lui". A elle le beau rôle. Alors même que c'était elle qui le quittait, c'était bien elle qui semblait se sacrifier. Lui, il était trop abattu pour réagir, il s'est juste contenter de dire "ok" en essayant de donner à ses deux lettres une tonalité suffisamment légère pour la faire pleurer, mais même pas. Alors il est parti, sans se retourner, en espérant que tous les fantômes de sa vie lui donne suffisamment de force pour tenir jusqu'à cette porte qui, une fois passée, le séparerait à jamais de cette fille qu'il a tant aimée. Il a tenu bon même s'il a un peu tressailli en entendant le battant claquer, conscient que c'était fini, pour de bon. Montant dans sa voiture, tournant les clés pour quitter tout ça et essayer d'avancer, un peu.

Il roule sans savoir où il va et ça n'a plus d'importance. Le feu passe au rouge. Il ne l'avait pas vu et il perd le contrôle définitivement. En face de lui, une jeune fille de 18 ans, le visage déformé par un cri, vous savez comme dans ce tableau de Munch. Elle conduit une Polo, pas toute neuve, offerte par ses parents pour ses dix-huit ans. Elle s'est sentie comme Cendrillon dans sa citrouille transformée en carrosse au moment de mettre le contact parce qu'elle savait que la nuit tombée ne serait plus synonyme de solitude, qu'elle n'était plus condamnée à ces longues rêveries dans l'attente du prince charmant. Elle savait que peut-être, en rentrant, elle ne serait plus seule au moment de tremper, dans le thé, ses langues de chats. Car elle n'aurait qu'un mot à dire, dans la nuit, et, pour lui servir d'acolyte, un garçon, qui sait…
Elle savait que dorénavant les bals et les fêtes seraient à portée de main, même si son père ne s'était pas forcément fait à cette idée. Elle avait dû batailler pour le convaincre de la laisser partir ce soir-là mais elle n'avait pas le choix. Sophie, sa meilleur amie, ne fêterait pas ses 18 ans une deuxième fois. Et puis, si elle avait la vie devant elle, elle brûlait de vivre l'instant présent et ça commençait maintenant, dans cette petite robe liberty sous laquelle elle ne portait pas de culotte, grisée par l'air frais qui lui effleurait l'entrejambe.

Une force irrésistible le projette vers l'avant alors qu'il entend à peine le crissement des pneus et que son visage désincarné s'échoue dans le pare-brise qui s'effrite sous le poids du choc. On dit toujours que dans ces moments-là, on voit toute sa vie défiler. Il a à peine 21 ans, du coup, c'est aller assez vite. Il l'a vue bien sûr, elle était très belle Anna, comme toujours, héroïne de ce court métrage qui a duré quelques secondes et qui n'était ni plus ni moins que sa vie.
Cette ultime lumière qui l'a aveuglé n'était pas le bout d'un tunnel mais celle du phare gauche de la Polo d'en face, qui s'est éteinte rapidement comme dans un soupir. Le sang qui affluait à travers les sillons du pare-brise brisé, avait quelque chose de beau et d'apocalyptique à la fois. Il s'est endormi sur cette image, pour de bon, amenant sans le vouloir avec lui, une jeune fille de 18 ans.  

C'était pas elle, c'était lui.

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