Il se sent comme Noé sous le
déluge, sans son zoo. Juste un pauvre type qui conduit sous des trombes d'eau,
seul. L'émule de Robert de Niro, dans Taxi Driver, qui prie pour une seul
chose, que l'averse torrentielle balaye un bon coup tout ce que sa vie compte
de merde. Il regarde dans le rétroviseur intérieur de sa caisse et n'aime pas
ce qu'il voit. De la tristesse et de l'amertume, voilà. Il sent la voiture
s'échapper un peu plus à chaque coup de volant... Et ses nerfs et son âme
avec. Il se sent comme le cavalier qui
perd peu à peu sa tête et dont la course sans fin, plongé dans la noirceur de
la nuit et de ses doutes, ne peut être interrompue que par une seule chose, cette
chose qui commence par un m majuscule et qui vous enveloppe sous son lourd
manteau.
Il ravale ces paroles qu'elle lui
a balancées à la gueule comme un chiot qu'on jette à la flotte, pour en finir
une bonne fois pour toute. Il se les répète inlassablement, changeant le rythme et
la tonalité de sa voix comme pour mieux s'en imprégner. Ces paroles qui
semblent s'attarder sur sa langue râpeuse avant de traverser sa gorge, comme un
couteau qu'on prend plaisir à remuer dans une plaie. Il est envahi par le
tumulte des excuses de cette fille qu'il a tant aimée et sur le point de se
noyer sous le flot des "C'est pas toi, c'est moi." Cette excuse
fadasse que l'on ressert aux nanas ou aux mecs avec qui l'on casse, pour
lesquels on ne ressent absolument plus rien et qui, par conséquent, ne méritent
rien de mieux que les clichés habituels. Il savait bien qu'il y avait forcément
quelque chose qui expliquait cette décision brutale. Au moins méritait-il de l'entendre.
C'est peut-être ça qui l'attriste
le plus au final, le peu de considérations et d'efforts qu'Anna a mis dans leur
rupture. Si elle avait éprouvé un soupçon de sentiments à son égard, elle lui
aurait peut-être même menti, nourrissant son côté romantique, lui disant
qu'elle le quittait pour un autre. Las il aurait pu essayer de retrouver le
type pour lui casser la gueule et essayer de passer à autre chose, ou se
laisser dépérir sur un canapé. Les alternatives auraient été nombreuses mais
maintenant que lui reste-t-il ? Sans questions auxquelles répondre, difficile
de trouver des réponses.
En fait, elle le laisse admirer
sa miséricorde une dernière fois, "c'est pas elle, c'est lui". A elle
le beau rôle. Alors même que c'était elle qui le quittait, c'était bien elle
qui semblait se sacrifier. Lui, il était trop abattu pour réagir, il s'est
juste contenter de dire "ok" en essayant de donner à ses deux lettres
une tonalité suffisamment légère pour la faire pleurer, mais même pas. Alors il
est parti, sans se retourner, en espérant que tous les fantômes de sa vie lui
donne suffisamment de force pour tenir jusqu'à cette porte qui, une fois
passée, le séparerait à jamais de cette fille qu'il a tant aimée. Il a tenu bon
même s'il a un peu tressailli en entendant le battant claquer, conscient que
c'était fini, pour de bon. Montant dans sa voiture, tournant les clés pour
quitter tout ça et essayer d'avancer, un peu.
Il roule sans savoir où il va et ça n'a plus d'importance. Le
feu passe au rouge. Il ne l'avait pas vu et il perd le contrôle définitivement.
En face de lui, une jeune fille de 18 ans, le visage déformé par un cri, vous
savez comme dans ce tableau de Munch. Elle conduit une Polo, pas toute neuve,
offerte par ses parents pour ses dix-huit ans. Elle s'est sentie comme
Cendrillon dans sa citrouille transformée en carrosse au moment de mettre le
contact parce qu'elle savait que la nuit tombée ne serait plus synonyme de
solitude, qu'elle n'était plus condamnée à ces longues rêveries dans l'attente
du prince charmant. Elle savait que peut-être, en rentrant, elle ne serait plus
seule au moment de tremper, dans le thé, ses langues de chats. Car elle
n'aurait qu'un mot à dire, dans la nuit, et, pour lui servir d'acolyte, un
garçon, qui sait…
Elle savait que dorénavant les
bals et les fêtes seraient à portée de main, même si son père ne s'était pas
forcément fait à cette idée. Elle avait dû batailler pour le convaincre de la
laisser partir ce soir-là mais elle n'avait pas le choix. Sophie, sa meilleur
amie, ne fêterait pas ses 18 ans une deuxième fois. Et puis, si elle avait la
vie devant elle, elle brûlait de vivre l'instant présent et ça commençait
maintenant, dans cette petite robe liberty sous laquelle elle ne portait pas de
culotte, grisée par l'air frais qui lui effleurait l'entrejambe.
Une force irrésistible le
projette vers l'avant alors qu'il entend à peine le crissement des pneus et
que son visage désincarné s'échoue dans le pare-brise qui s'effrite sous le
poids du choc. On dit toujours que dans ces moments-là, on voit toute sa vie
défiler. Il a à peine 21 ans, du coup, c'est aller assez vite. Il l'a vue bien
sûr, elle était très belle Anna, comme toujours, héroïne de ce court métrage
qui a duré quelques secondes et qui n'était ni plus ni moins que sa vie.
Cette ultime lumière qui l'a
aveuglé n'était pas le bout d'un tunnel mais celle du phare gauche de la Polo
d'en face, qui s'est éteinte rapidement comme dans un soupir. Le sang qui
affluait à travers les sillons du pare-brise brisé, avait quelque chose de beau
et d'apocalyptique à la fois. Il s'est endormi sur cette image, pour de bon,
amenant sans le vouloir avec lui, une jeune fille de 18 ans.
C'était pas elle, c'était lui.
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