Je
l'avais retrouvée, yeux bleus azurs plongés dans un cocktail
baptisé "Secousse", un mélange de jus de bissap, de vodka
et concombre qui excite autant les papilles qu'il ne lui troublait la
vue, à mesure qu'elle effectuait des aller-retour en direction du
bar. Seule dans ce puit de lumière situé au détour d'une grande
salle parsemée de fauteuils et autres objets chinés entre Berlin et
Bamako, elle prenait les allures d'un phare vers lequel je ressentais
le besoin irrépressible de venir me fracasser. Parce que, tu vois,
il fallait absolument que je remédie à cette soirée
d'anniversaire, il y a presque deux ans, où une fois salués les
quelques amis présents et évités les excités à la Jagerbomb qui
gueulaient la bouche grande ouverte, je n'avais pas su saisir le peu
de courage que l'alcool me donnait pour venir lui parler. Me
contentant par la suite de stalker sur Facebook les rares photos que
son compte m'autorisait à regarder, alors que ses vacances
romantiques à Rome me tapissaient la rétine d'un sentiment qui
louvoyait entre l'envie et la jalousie. Disons-le nous franchement,
j'ai toujours aimé les situations torturées. Mon petit côté Jay
Gatsby des temps modernes sans doute. Le faste en moins. Et il faut
bien admettre que je me suis souvent accroché à des possibilités
de relation, dussé-je végéter loin des vagins et succomber aux
détours de l'onanisme, dans l'attente d'une promesse qui, les jours
passants, semblait de plus en plus illusoire. Plus crève-cœur que
bourreau des cœurs quoi. En me disant qu'au pire j'en avais rien à
branler des trucs de couples… Prêt à sceller mon destin amoureux
d'une simple épitaphe : "Qui m'aime me suive". Quitte à
traîner mon petit spleen dans les soirées en regardant tous ces
couples se faire des smacks comme on en voit dans les "Z'amours".
Donc,
comme je te dis, je l'ai enfin revue. Elle était un peu bourrée et
ne nous en cachons pas, j'en ai sans doute profité. Je sentais que
pas mal de barrières étaient tombées entre nous à coup de
"Secousse", conscient que la partition est forcément plus
facile à jouer dans ces cas-là. Et comme j'avais appris, entre temps, qu'elle était à nouveau "sur le marché", je n'avais aucun mal à comprendre
ce que signifiaient ces regards qu'elle me jetait, parfois à la
dérobée, souvent bien appuyés. Et je me disais que ces doigts qui
s'attardaient sur mes épaules, parfois carrément sur mes fesses,
alors qu'on avait commencé à discuter, étaient une invitation on
ne peut plus explicite. Alors, je me suis dit qu'il était temps de
donner une nouvelle impulsion à tout ça et je lui ai proposée
d'aller au Rouge et, tu sais, là-bas ça puait les années 80, airs
faussement blasés, lunettes écaillées, chevelure improbables et
nanas qui te regardent comme pas possible parce que t'as dû oublier
qu'aujourd'hui les pantalons se portaient en 7-8eme, chino de
préférence et que ta mèche doit savamment rehaussé les traits de
ton visage, plutôt que de venir s'échouer misérablement sur la
ligne de ton front, aimantée par la sueur qui s'étiole de ton cuir
chevelu. Mais bon tout ça je m'en foutais, c'était juste le temps
de prendre un verre et d'en arriver à la conclusion qui s'imposait
dès l'instant où j'avais posé les yeux sur elle. D'ailleurs elle
m'a rapidement proposé d'aller chez elle et j'ai dit en rigolant
qu'il me fallait vraiment une bonne raison pour partir en banlieue.
Elle a hélé un taxi et j'ai suivi. Fallait croire que j'en avais
une…
Le
taxi, le silence et elle, qui agrippe ma main avec une ferveur qui ne
s'est pas démenti les 20 minutes qu'ont duré le trajet. A peine le temps de saluer le chauffeur, on est
descendu une centaine de mètre avant d'arriver à destination parce
qu'elle avait envie de se dégourdir les jambes et j'ai passé outre
cette excentricité pour garder mon bras dans le bas de son dos, son
visage balayé par les candélabres qui pissaient dans les rues de
Clichy. Conscient qu'on n'était pas trop mal, deux oiseaux de nuits
qui font brillonner le bleu qui bat dans leurs artères, le temps
d'une danse qui s'est prolongée chez elle jusqu'au petit matin.
Une
fois passées les quelques secondes qui m'ont permis au réveil de reconstituer le fil de la soirée, je pose mon regard hors du
lit et la vois, en culotte, qui me tourne le dos. Elle se rhabille
nerveusement, dans ce relent de pudeur qui suit souvent les
rencontres d'un soir, quand chacun essaye de rassembler le plus
rapidement possible les vêtements éparpillés aux quatre coins de
la pièce alors qu’ivresse rimait encore avec fesses. Elle me sourit
et me dit « Ca va ? ». Et je lui réponds tout
simplement « Ca va ». Plutôt content qu'aucun malaise ne
subsiste entre nous, parce qu'elle n'a pas ressenti, pas plus que moi d'ailleurs, le besoin de prétexter un déjeuner, pour s'éclipser. Cartes sur table. Et j'ai à ce point les coudées franches que quand elle me propose de
petit-déjeuner, je repense à cette
scène de "Baisers volés"
où Christine explique à Antoine comment beurrer les tartines sans
les casser. "Je t'apprendrai tout ce que je sais, par exemple le
coup de la biscotte et puis toi, en échange, tu m'apprendras ce que
tu sais, hein ?" Et là, sous le regard amusé des
deux poissons rouges avec lesquels elle partage le salon, je suis pas loin de me dire que j'aimerais moi-même lui apprendre
quelque chose dont elle se souviendrait toujours. Sans pour autant
trop savoir quoi. Conscient néanmoins que j'ai toute la matinée
pour y penser. Car elle vient tout juste de me proposer de regagner
la couette. Ca va.
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