C'est comme si les deux mois qui viennent de s'écouler avaient sédimenté dans le fond de son verre, alors qu'il est attablé au petit balcon du restaurant dans lequel il a l'habitude de conclure chacun de ses étés et que Jean-Louis, le patron enjoué d'"A Scaletta", l'enjoint à trinquer une énième fois. Installé au cœur même d'un immeuble ancien, l'échoppe bastiaise ne paie pas de mine pour qui ne sait pas voir au-delà du charme un peu désuet de l'appartement qu'elle occupe. Et pourtant Matthieu se dit que les sardines au brocciu qu'il déguste en ce moment même, alors qu'il surplombe le vieux port, pourraient justifier à elle seule la traversée de la Méditerranée.
Et comme il en a cultivé l'habitude, il s'abandonne à un petit
inventaire estival en dégustant sa Pietra et forcément il se remémore
les innombrables soirées passées avec son meilleur ami et les
nombreuses rencontres nouées à cette occasion, avec des filles surtout.
Des filles qu'ils emmenaient prendre des bains de minuits dans l'eau
cristalline de Palombaggia et ramenaient parfois au village de ses
grands-parents, les raccompagnant avant l'aube, juste pour avoir le
temps de déguster un café sur le port de Porto-Vecchio, alors que
l'horizon s'embrase tout doucement et que les paquebots déchargent déjà
leur monstrueuse cargaison de chair fraîche parfumée à la crème solaire.
Il y avait toujours du monde, beaucoup de monde. Des shorts qui
suintent, des tongs qui crissent et des cris d'émerveillements qui se
mêlent aux remarques les plus stupides. Il y avait de la vie, trop de
vie. Et ils ne pouvaient s'empêcher tous deux d'observer cette foule
grouillante avec un indicible sentiment de supériorité, certains qu'ils
n'étaient pas faits comme tous ces nouveaux arrivants, ces "Gaulois"
avec lesquels ils partageaient tout juste une proximité géographique, 10
mois dans l'année. Sans doute parce qu'ils s'estimaient chez eux,
conscients qu'ils allaient retrouver plus tard la quiétude de Sartène au
détour d'une départementale montagneuse encadrée de rochers rouges et
de pins parasols.
Et qu'importe s'ils savaient que l'aventure prendrait fin deux mois plus
tard. Qu'importe si Matthieu se savait condamner à l'exiguïté de sa
studette parisienne. Car cette île qu'il avait adoptée il y a maintenant
quelques années, cette île sur laquelle il avait connu autant de joies
que de peines, expérimentant les difficiles tourments de l'adolescence,
s'était progressivement mue en un sanctuaire dont il avait épousé les
moindres aspérités. Jusqu'à ces intonations, un peu forcées, et donc un
peu ridicules qu'il lui arrivait encore de perdre au détour d'une
phrase, rougissant l'espace d'une seconde, avant de reprendre en avant
sa loghorrée identitaire. Mais cet accent, oscillant en l'impavide et le
dilettantisme, plus que tout il s'y accrochait, car empreint d'une
sagesse millénaire à laquelle il ne pensait jamais pouvoir goûter
autrement. Bonifacc', Porticc', Proprian'... Combient de fois s'était-il
entraîner à répéter seul devant sa glace, dans un silence presque
mutique, ces noms de villes annonciateurs de bien des joies ? Combient
de fois avait-il écouté religieusement son oncle Ange égrener ces
sonorités alors qu'il l'abreuvait d'histoires aux sujets de ces
étrusques, gênois et autres, qui avaient tous à leur manière contribuer à
construire cette identité corse sur laquelle Pascal Paoli avait enfin
pu mettre des mots, au détour d'une constitution ? Et puis, lui
expliquait son oncle, les Corses n'étaient-ils pas, après tout, les
premiers à avoir accordé le droit de vote aux femmes ? Etait-ce un
hasard si aux Etats-Unis pas moins de cinq ville portaient le nom de
Paoli City ? Qu'importe les livres d'histoire, ce n'était pas la
révolution française qui avait nourri l'indépendance américaine sinon la
république démocratique corse.
Et Matthieu d'acquiescer d'autant plus benoîtement que lui même estimait
devoir beaucoup à cette île de Beauté qui lui avait pris jusqu'à sa
virginité. D'ailleurs il s'en rappelle comme si c'était hier. Elle
l'avait rejoint une nuit comme tant d'autres où, campant avec des amis
dans le maquis, il s'était abandonné à l'ivresse de l'obscurité,
forcément un peu soûl, à contempler la barricade des montagnes qui lui
dissimulaient le grand large et le ciel constellé d'étoiles. Il
entend encore Claire se glisser à côté de lui et respirer lourdement
alors que son sourire et ses yeux brillent dans le noir comme une
promesse qui l'émut subitement. Il savait à ce moment-là qu'il lui
suffisait de tendre la main et de la frôler pour que quelque chose se
passe alors, tout naturellement, il avait avancé lentement la main et
touché la joue de Claire qui, tout aussi naturellement, avait baisé son
poignet et pressé son ventre contre le sien, en profitant au passage
pour passer sa jambe par-dessus les siennes, pour qu'il vienne un peu
plus près et qu'elle puisse l'embrasser de toutes ses forces. Une fois
l'étreinte amoureuse consumée, il s'était contenté de fermer les
paupières, laissant l'obscurité lui murmurer au creux de l'oreille des
secrets enfouis dans la roche calcaire depuis trop longtemps alors
qu'il écoutait de façon compulsive les cordes de "The Soft Voice Dies",
jusqu'à ce que la petite voix d'Apparat se tarisse dans le crépuscule de
son sommeil, quand tout le maquis n'était plus que murmures et rires
étranglés. Il pouvait alors abandonner les sentiers du Mare Monti qu'il
avait parcourus durant la journée, Bisinao, Porto Pollo et autres, pour
vagabonder sans fin sur ceux, construits par son imagination
adolescente.
Mais aujourd'hui l'adolescent est un jeune homme qui scrute les derniers
estivaliers d'un regard qui louvoie entre la bienveillance et la
condescendance. Il échange quelques mots avec Jean-Louis dans un accent
devenu naturel, poli par les années comme la roche des côtes l'est par
ce sel marin dont il humecte le bout de sa langue, en frissonnant
d'impatience. Sans doute parce qu'il sait que les choses reprendront leur
cours normal dans 10 mois.