mercredi 13 avril 2011

Extension du domaine de la butte


Ça a commencé par un texto aussi surprenant que sibyllin.  "Ca te dirait de prendre un verre avec moi ?"

Ça m'a vraiment étonné parce que si on ne s'était pas séparés en mauvais termes, on n'était pas vraiment restés amis non plus. D'ailleurs, autant que je m'en souvienne, on n'avait jamais vraiment été amis. Un pote en commun nous avait présentés, la magie d'une soirée alcoolisée avait fait le reste. On avait quand même tenu deux ans. Deux années durant lesquelles on s'était pas mal engueulés, nos caractères assez dissemblables toujours en opposition. Il faut admettre qu'on n'avait pas vraiment de points en commun non plus, mais les contraires s'attirent paraît-il, et je pense que notre relation se nourrissait de cette haine que l'on pouvait s'inspirer mutuellement lorsque l'on se disputait.  Difficile de dire sinon ce qui nous avait maintenus ensemble aussi longtemps.

J'ai toujours trouvé compliqué de rester ami avec une ex. Je ne me fais pas d'illusion, au-delà des faux-semblants du style "on se sépare en bons termes, je te souhaite le meilleur et tout ça", on ne peut jamais retrouver le degré d'intimité que l'on avait durant la relation, tout devient superficiel et hypocrite. Franchement, une rupture c'est pas loin d'être une bataille qu'on mène l'un contre l'autre. Vous avez tous entendu parler de ces histoires pour savoir qui s'en sort le mieux, qui a le mieux oublié l'autre. Un mec qui resterait célibataire un moment après une rupture en devient presque louche. Son ex pense qu'il  n'a pas digéré alors que ses amis ne comprennent pas pourquoi il ne profite pas enfin de sa liberté. La remarque vaut aussi pour les filles. La séparation c'est aussi l'extension du domaine de la lutte comme dirait l'autre.

En ce qui concerne ma rupture avec Anna, ça ne s'était pas vraiment passé comme ça. Chacun s'évitait soigneusement, n'opposant à la présence de l'autre qu'une lourde indifférence. Lorsque je la croisais à un diner ou à une fête, c'est comme si on ne s'était jamais connus, comme si on ne s'était jamais embrassés pour la première fois ce soir de juillet, comme si on n'avait jamais ensuite vécu ensemble. Quiconque ne connaissait pas notre passé, n'aurait jamais pu se douter de la réalité de nos rapports. Nous étions devenus étrangers l'un pour l'autre. Aucune rivalité, juste de l'indifférence. Du coup, aucune volonté de part et d'autre, de s'en mettre plein la vue. J'étais d'ailleurs resté seul depuis notre rupture et ceux que ça gênait pouvaient bien aller se faire foutre.
Bon, je dois toutefois avouer que ce texto m'a quand même suffisamment perturbé pour que je décide d'entrer moi aussi dans la bataille. Je me suis d'ailleurs habillé avec au moins autant de soin, si ce n'est plus, que lors de notre premier rencart. Heureusement qu'elle ne me voit pas, me sapant et me désapant, enfilant les chemises et les jeans à une vitesse qui ferait pâlir n'importe quelle accro du shopping.  Je sais bien au fond de moi que ça ne changera strictement rien mais ne peux me résoudre pour autant à sortir sans la tenue parfaite. Je ne sais même pas ce que j'attends de cette rencontre, ni combien de rounds va durer le match ou combien de coups bas je devrais encaisser. Je sais juste que je veux faire une putain d'impression et c'est bien ce que je pense provoquer au moment où je ferme la porte derrière mois, mes Wayfarer solidement ancrées sur le visage pour parer aux rayons aveuglants du soleil.

Il fait une chaleur à peine supportable, un de ces temps qu'on n'apprécie vraiment que cloîtré chez soi, dans la fraicheur d'un appart' aux volets fermés. Le soleil rampe à travers les toits des immeubles qui n'offrent que de trop rares espaces d'ombres aux travers desquels je me faufile, comme quelqu'un qui a quelque chose à se reprocher.
On a prévu de se retrouver aux Buttes Chaumont, au Rosa Bonheur, le bar où on s'est rencontrés et que l'on a fréquenté tout un été durant. Rien de bien original. Un peu à l'image de ce qu'était notre relation d'ailleurs, sans surprise, pas forcément passionnante mais commode. Et puis le lieu nous arrangeait tous les deux donc le choix a été facile.
J'ai pris l'habitude de me rendre aux Buttes de temps en temps à vélo. Je m'y balade les dimanches et accessoirement m'autorise à  admirer, assis sur un banc, à l'ombre, les jeunes filles en fleurs. Aujourd'hui l'option du vélo n'est clairement pas envisageable. Je sais que pour pouvoir me présenter sous mon meilleur jour, il est hors de question que j'arrive tout transpirant alors je vais prendre mon temps et venir à pied, traversant Couronnes puis Ménilmontant.

J'arrive au niveau de la terrasse du Rosa Bonheur et la voit immédiatement. Elle m'attend et pianote fébrilement sur son portable, sans doute pour éviter de penser à autre chose. Ca doit bien faire 8 mois que je ne l'ai pas revue mais elle n'a pas changé. Les sourires sont de circonstance, faussement décontractés, comme pour masquer la gêne d'une rencontre tout sauf naturelle. Elle me demande comment ça va, je lui réponds que je suis OK et lui retourne la question. L'arrivée du serveur interrompt l'énoncé de ses dernières vacances en Croatie. Je n'ai pas vraiment envie d'alcool alors je commande un Indien. J'ai toujours bien aimé commander cette boisson car peu de gens la connaissent, de telle sorte que j'ai l'impression de prendre l'ascendant sur la personne qui m'accompagne et qui, immanquablement, me demande "Mais c'est quoi ?". Et puis ça crée toujours la discussion, ce qui est pratique quand, comme c'est ici le cas, je ne sais pas quoi vraiment dire. Que voulez-vous, on se raccroche à ce qu'on peut.

Si Anna ne semble, elle non plus, pas savoir ce qu'est un Indien, ce qui l'étonne par dessus tout, c'est que je prenne un cocktail sans alcool. Nos disputes résultaient souvent de ma consommation soi disant excessive d'alcool. Elle me disait sans cesse qu'un jour j'allais mal finir, alors que moi je m'évertuais à lui répéter que ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort.
Je lui dis que j'envisage peut-être de faire une pause avec l'alcool et lui souris avec sérénité, ignorant les rides de suspicions qui creusent son visage. Caché derrière mes lunettes, je peux la scruter attentivement. Elle a vraiment minci. Je me rappelle déjà qu'à l'époque elle faisait attention à son poids mais là  ça en devient presque effrayant. Elle semble si fragile mais n'a en rien perdu de son charme, il faut l'admettre. Elle a quelque chose de ce mannequin danois hype, Freja Beha, une nana au charme androgyne et nonchalant. Cette beauté froide qui m'avait tant séduit me semble encore plus présente aujourd'hui et son regard plein de défiance ne tarde pas à percer la carapace de mon assurance.

On discute pas mal, suffisamment longtemps en tout cas pour que je me rende compte que la magie a disparu. Si elle avait jamais été là... J'en suis même venu au point où je me demande ce que je fous là. Je l'écoute égrener des banalités alors que je remue la touillette de mon cocktail avec un enthousiasme suspect. Elle est belle c'est certain mais on vit tellement à l'opposé. Elle me parle de ses soirées posées quand tout ce que j'ai à lui raconter, ce sont mes dernières virées nocturnes avec mes potes. On ne boxe plus dans la même catégorie. Comment voulez-vous que des personnes aussi différentes entrent en conflit ? Je ne pense plus à elle et elle ne pense plus à moi. Notre histoire d'amour est bien morte et enterrée, notre amitié ne verra, elle, jamais le jour.

Fort de cette révélation, je m'apprête à mettre fin à ce supplice en invoquant une obligation professionnelle soudaine. C'est à ce moment qu'elle a regagné mon attention, en m'annonçant dans un murmure qu'elle avait voulu me voir pour m'annoncer un truc en personne. Une fois l'annonce digérée, un seul constat, elle va se marier et cette bataille, finalement, elle l'a peut-être gagnée.